Le titre de ce nouveau billet théorique est un hommage au livre de Jérôme Denis et David Pontille, Le soin des choses : Politiques de la maintenance, Paris : La Découverte, 2022. J’avais pensé un moment en faire une recension tant il me semble riche de sens pour toute activité assimilée de près ou de loin à la conservation. Je sais déjà que je n’épuiserai pas le sujet aujourd’hui. D’autres billets viendront probablement pour poursuivre celui-ci, notamment sur le souci de l’authenticité de la chose malgré des interventions qui l’affectent.

Au cœur du livre, il y a la valorisation de la maintenance comme requérant une connaissance intime de la chose, de son fonctionnement et de son usage. Les auteurs y distinguent l’activité de maintenance, silencieuse, invisibilisée, de celle de réparation, qui fait événement et qui répond à l’événement du dysfonctionnement. Pour illustrer la diversité des activités de maintenance, les auteurs évoquent entre autres la surveillance et le piégeage par les équipes d’un musée des insectes dans les réserves. La conservation, présentée par les auteurs comme une maintenance patrimoniale, est l’activité souterraine qui met en œuvre les conditions nécessaires à la prévention d’une dégradation brutale.

Si j’essaie de transposer à ce que je connais, à savoir les bibliothèques patrimoniales, ce serait le temps infini consacré à mesurer les conditions climatiques dans des magasins à la climatisation défaillante. C’est la rectification par ajustements périodiques de la température et de l’hygrométrie lorsque des entrées maritimes ou des épisodes cévenols sont intervenus.

Mon premier poste comprenait la responsabilité d’un petit fonds ancien à Montpellier, ça se sent non ?

Si je schématise, il y a trois catégories d’activités dans une institution patrimoniale :

  • – La sélection, la collecte, le classement, le signalement (catalogage, rédaction d’inventaires), la communication aux lecteur·ice·s et la valorisation (expositions physiques et virtuelles, production scientifique ou vulgarisation, ateliers, etc.). Il s’agit d’activités souvent valorisées qui incombent aux bibliothécaires et archivistes ;
  • La conservation, entendue comme une activité préventive, une maintenance patrimoniale, qui tente d’anticiper les risques, et dont le terrain d’action est l’arrière-boutique – réserves, magasins. Il s’agit d’activités moins visibles et de ce fait moins valorisées incombant également aux bibliothécaires et archivistes ;
  • La restauration, qui, au moins dans l’imaginaire du grand public, serait l’équivalent de la réparation, et permettrait de remettre dans un état fonctionnel des choses une fois qu’une dégradation s’est produite. Il s’agit d’activités potentiellement valorisées incombant aux restaurateur·ice·s.

Dans les faits, c’est plus nuancé que cela : beaucoup d’interventions de restauration visent essentiellement à stabiliser un processus de dégradation et à renforcer la chose en vue de sa consultation sans risque. En outre, il s’agit d’un continuum d’activités : la conservation dite « curative » (désinfection, dépoussiérage, conditionnement en boîtes, etc.) peut être réalisée par différents personnels.

Je vais rapidement laisser le domaine de la conservation traditionnelle que je connais trop mal et que j’ai quittée pour poser la question suivante : lorsque ces choses sont numériques, qu’advient-il de ces missions et à qui incombent-elles ? Autrement dit, quelle place reste-t-il pour nous, bibliothécaires et archivistes ?

  • Le premier ensemble de missions incombe toujours (théoriquement) aux bibliothécaires et archivistes, quoiqu’iels s’en sentent parfois exclus : sélection contrainte par l’offre commerciale des distributeurs, collecte et contrôles automatisés, descriptions déjà fournies par l’éditeur sous forme de métadonnées d’accompagnement, etc.
  • Le second ensemble, celui de la « conservation », entendue comme la gestion des magasins, échappe totalement au métier. Si la politique générale et le choix des solutions de stockage peuvent leur être soumis, l’action quotidienne est assurée par des informaticiens qui gèrent les processus d’entrée et de sortie, les migrations de support, l’entretien de l’infrastructure.
  • Le troisième ensemble, celui de la « restauration numérique », reste encore anecdotique. Quelques rares restauratrices du patrimoine ont fait le choix de s’intéresser aux données patrimoniales numériques ; le niveau de spécialisation nécessaire réserve encore ces activités à des personnes ayant une compétence informatique avancée, couplée à une bonne compréhension des enjeux patrimoniaux.

Notez que j’entends le terme de « préservation numérique » au sens large : elle recouvre l’ensemble de ces activités et non pas seulement la seconde activité de gestion du magasin.

Vous voyez où je veux en venir ?

La place des bibliothécaires et archivistes dans ces activités semble particulièrement réduite, tout comme leur légitimité à exercer le premier ensemble de missions.

Cette légitimité ne leur est pourtant pas déniée en théorie. Dans la doxa de la préservation numérique, qui n’est pas forcément fausse mais que nous ressassons depuis vingt ans sans trop la questionner, on distingue deux types d’activités :

  • La préservation du train d’octets est au fondement de toute activité de préservation mais se contente de s’assurer que les données sont intègres, c’est-à-dire que les suites de 0 et de 1 qui les composent ne sont pas altérées. Elle repose sur une infrastructure bien gérée, des copies multiples, des processus de transfert sécurisés, des audits d’intégrité réguliers.
  • La préservation sémantique, ou logique, qui s’intéresse à l’information véhiculée par les données et s’assure qu’elle soit toujours compréhensible et utilisable par le public que l’organisation sert. Cette fois-ci, il faut développer une connaissance de la nature et des usages possibles des choses. Que recouvre ce domaine ? Pour être honnête, je commence tout juste à en mesurer l’étendue. C’est le but de ce blog, comme de nombreux autres que j’ai déjà recensés, d’en explorer et d’en décrire la diversité.

Si nous, bibliothécaires et archivistes, voulons prendre en charge cette activité de préservation sémantique qui nous revient de droit, nous n’avons pas le choix : il nous faut nous intéresser réellement aux choses numériques, à cette historical digital materiality qu’évoque le chercheur Torsten Ries1. Il nous faut connaître les subtilités des outils de production – traitements de texte pour les conservateurs des manuscrits contemporains, logiciels de création graphique pour les conservatrices d’affiches, etc. S’il manque de la compétence, c’est qu’il manque de l’intérêt, du goût pour les choses numériques. Je terminerai par une citation du livre de Jérôme Denis et David Pontille sur ce souci nécessaire de la chose si l’on souhaite la faire durer :

« Peut-être qu’en aimant au moins un peu les choses dont nous faisons usage, nous saurons nous rendre attentifs aux fragilités que le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui s’efforce de masquer. Cela passe par la mise en œuvre d’une relation matérielle intime, à l’affût des moindres aspérités et ouvertes aux débordements. » (p. 134)

1Ries (Torsten), « Digital history and born-digital archives: the importance of forensic methods », dans Journal of the British Academy, 10, 1er décembre 2022, doi:10.5871/jba/010.157, accessible sur https://www.thebritishacademy.ac.uk/documents/4763/JBA-10-p157-Reis.pdf (consulté le 9 mars 2025).